31 août 2014

L'homme blanc de Perrine Leblanc (extrait)

Les monts K.

Dans la Zona il dirait aux autres prisonniers : J’ai volé pour la première fois à l’âge où les enfants apprennent à lire.

C’était sa façon de résumer les premiers temps de son art. Il s’appelait Nicolas mais tout le monde le surnommait Kolia. En prison, après l’implosion de l’Union, il découvrirait la pérennité de certaines conditions d’existence dans les enclos, où les hommes devenaient des bêtes marquées.

Il traîna avec lui dans le monde libre l’odeur des chiottes du camp et des morts qui se découvraient au printemps. Cette odeur reste en mémoire et sur soi. Les corps qui revenaient du bagne étaient indécrottables. Kolia vit le jour en 1937 dans un camp de travail. Il a toujours préféré taire le nom complet de son lieu de naissance. Nous nous contenterons de dire qu’il s’agit des monts K. La Sibérie recouvre environ treize millions de kilomètres carrés. À certains endroits, c’est une fosse commune et septique.

On avait connu les katorgas, ces travaux forcés compris comme châtiment dans le système pénal de la Russie impériale. Les camps de Staline reprirent l’idée d’une structure punitive extrême pour isoler les ennemis, peupler le territoire réputé hostile et, afin d’inscrire le projet dans l’idéal socialiste tel qu’il le voyait, rééduquer par le travail les citoyens hors normes. Dans le Grand Nord, on s’évadait surtout par la mort. Le froid, les rations qui variaient selon la qualité du travail, les maladies et engelures qui entraînaient souvent la perte de membres, la vie diminuée comme une peau de chagrin, la sexualité déviant du désir naturel pour la plupart des gars, c’était le quotidien au village, une prison ouverte composée de baraquements.

Des circonstances qui le firent naître au dispensaire du camp, il ne saurait pratiquement rien. Il est facile d’imaginer que sa mère accoucha accroupie comme une sauvage, le tirant hors d’elle dans ses propres matières fécales et l’indifférence du public médical déporté. On ne lui avait pas permis d’avorter, même si la pratique était légale.

L’homme qui donna à Kolia son patronyme, Vladimirovitch, n’était pas vraiment son père; son géniteur, mais il ne le sut jamais, était un fonctionnaire qui avait violé sa mère. Kolia vécut d’abord avec elle dans le baraquement des femmes, puis voyagea entre la crèche et leur couche commune. On le traita comme un enfant qui compte peu, mais, parce que sa mamka avait des avantages sur les autres, il eut droit à l’essentiel pour se développer. Son « père » avait été professeur et se méfiait de la politique, sa mère jouait du piano et chantait bien. Sur dénonciation anonyme, on les avait déportés au nord de Moscou, puis, ensemble, à l’extrême est. Ensemble, c’était une chance. On épargna à sa mère les travaux lourds du fait de sa grossesse et de son talent pour la musique. Chaque semaine, elle donnait un récital pour le personnel libre dans les locaux vétustes qui avaient déjà abrité le Département culturel et éducatif du camp. Les apparatchiks n’avaient pas le cœur à la bonne place, mais, parfois, ils avaient du goût.

L’enfant Kolia s’amusait souvent avec une boule de quille fabriquée sur place par sa mère durant le dernier mois d’été qui avait précédé sa naissance. La surface du jouet était irrégulière. Pendant qu’elle travaillait son chant et reprisait les vêtements des Services, il détaillait la boule et la caressait; il en connut assez vite les aspérités. Il dormit avec sa mère, but son lait tant qu’il put. Les enfants nés entre les murs devaient en général être séparés de leur mère avant de se mettre à marcher, si on pensait à le leur apprendre sinon ils rampaient jusqu’au trou de leur mort. Kolia eut la chance exceptionnelle de rester auprès de la sienne jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Voilà qui pourrait expliquer qu’il ait aussi appris à s’exprimer autrement que par des sons inhumains, à pisser et à déféquer comme les hommes debouts qui vivaient près de lui.

Quelques semaines avant sa mort au camp, à quarante ans, le père ne pesait pas plus qu’un paquet d’os. Kolia avait six ans lorsque ses parents moururent; il était assez fort pour porter la boule de quille dans ses bras. Le père creva de fatigue; la mère disparut. Un homme qui n’était pas son père, ni son géniteur, ni l’un des gardiens de la crèche, lui apprit la nouvelle. L’histoire n’a pas retenu son nom, Kolia non plus. L’homme, qui n’avait rien d’un personnage de la Bible, dit seulement :

— Rassemble tes affaires et suis-moi.

On lui attribua un matricule pour l’identifier, mais son statut était flou, entre prisonnier et enfant soviétique. Il put conserver la boule de quille, une couverture assez rêche, celle de sa mère, et les vêtements qu’il portait. Le caban rembourré qu’on lui donna était deux fois trop grand pour lui. L’ourlet des manches fut replié sur le coude mais retombait souvent dans la soupe. Kolia suçait l’ourlet goûteux entre deux tâches, ça lui donnait l’illusion de manger. On le transféra dans une chambre de baraque qu’il partagerait avec des garçons sans cheveux. On rasait les prisonniers à la lame nue et au savon noir. La main qui rasait appartenait toujours à un barbier zek. Un crâne nu n’est jamais lisse : il laisse voir les blessures, les irrégularités de la structure et la pointe drue des cheveux qui repoussent.

Dès son arrivée à la baraque, qui portait aussi un chiffre, Kolia observa le crâne des garçons et les cicatrices…

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