Les monts K.
Dans la Zona il dirait aux autres prisonniers : J’ai
volé pour la première fois à l’âge où les enfants apprennent à lire.
C’était sa façon de résumer les premiers
temps de son art. Il s’appelait Nicolas mais tout le monde le surnommait Kolia. En prison, après l’implosion de l’Union, il
découvrirait la pérennité de certaines conditions d’existence dans les enclos, où les hommes devenaient des
bêtes marquées.
Il traîna avec lui dans le monde libre l’odeur des
chiottes du camp et des morts qui se découvraient au
printemps. Cette odeur reste en mémoire et sur soi. Les
corps qui revenaient du bagne étaient indécrottables. Kolia vit le jour en 1937 dans un camp de travail. Il a
toujours préféré taire le nom complet de son lieu de naissance. Nous nous contenterons de dire qu’il s’agit
des monts K. La Sibérie recouvre environ treize millions de kilomètres carrés. À certains endroits, c’est une
fosse commune et septique.
On avait connu les katorgas, ces travaux forcés compris comme châtiment dans le système pénal de la Russie
impériale. Les camps de Staline reprirent l’idée d’une
structure punitive extrême pour isoler les ennemis,
peupler le territoire réputé hostile et, afin d’inscrire
le projet dans l’idéal socialiste tel qu’il le voyait, rééduquer par le travail les citoyens hors normes. Dans le
Grand Nord, on s’évadait surtout par la mort. Le froid,
les rations qui variaient selon la qualité du travail, les
maladies et engelures qui entraînaient souvent la perte
de membres, la vie diminuée comme une peau de chagrin, la sexualité déviant du désir naturel pour la plupart des gars, c’était le quotidien au village, une prison
ouverte composée de baraquements.
Des circonstances qui le firent naître au dispensaire
du camp, il ne saurait pratiquement rien. Il est facile
d’imaginer que sa mère accoucha accroupie comme une
sauvage, le tirant hors d’elle dans ses propres matières
fécales et l’indifférence du public médical déporté. On
ne lui avait pas permis d’avorter, même si la pratique
était légale.
L’homme qui donna à Kolia son patronyme, Vladimirovitch, n’était pas vraiment son père; son géniteur, mais il ne le sut jamais, était un fonctionnaire
qui avait violé sa mère. Kolia vécut d’abord avec elle
dans le baraquement des femmes, puis voyagea entre la crèche et leur couche commune. On le traita comme
un enfant qui compte peu, mais, parce que sa mamka
avait des avantages sur les autres, il eut droit à l’essentiel pour se développer. Son « père » avait été professeur
et se méfiait de la politique, sa mère jouait du piano et
chantait bien. Sur dénonciation anonyme, on les avait
déportés au nord de Moscou, puis, ensemble, à l’extrême
est. Ensemble, c’était une chance. On épargna à sa mère
les travaux lourds du fait de sa grossesse et de son talent
pour la musique. Chaque semaine, elle donnait un
récital pour le personnel libre dans les locaux vétustes
qui avaient déjà abrité le Département culturel et éducatif du camp. Les apparatchiks n’avaient pas le cœur à
la bonne place, mais, parfois, ils avaient du goût.
L’enfant Kolia s’amusait souvent avec une boule de quille
fabriquée sur place par sa mère durant le dernier mois
d’été qui avait précédé sa naissance. La surface du jouet
était irrégulière. Pendant qu’elle travaillait son chant
et reprisait les vêtements des Services, il détaillait la
boule et la caressait; il en connut assez vite les aspérités. Il dormit avec sa mère, but son lait tant qu’il put.
Les enfants nés entre les murs devaient en général être
séparés de leur mère avant de se mettre à marcher, si on
pensait à le leur apprendre sinon ils rampaient jusqu’au
trou de leur mort. Kolia eut la chance exceptionnelle
de rester auprès de la sienne jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Voilà qui pourrait expliquer qu’il ait aussi appris
à s’exprimer autrement que par des sons inhumains, à pisser et à déféquer comme les hommes debouts qui
vivaient près de lui.
Quelques semaines avant sa mort au camp, à quarante ans, le père ne pesait pas plus qu’un paquet d’os.
Kolia avait six ans lorsque ses parents moururent; il était
assez fort pour porter la boule de quille dans ses bras.
Le père creva de fatigue; la mère disparut. Un homme
qui n’était pas son père, ni son géniteur, ni l’un des gardiens de la crèche, lui apprit la nouvelle. L’histoire n’a pas
retenu son nom, Kolia non plus. L’homme, qui n’avait
rien d’un personnage de la Bible, dit seulement :
— Rassemble tes affaires et suis-moi.
On lui attribua un matricule pour l’identifier, mais
son statut était flou, entre prisonnier et enfant soviétique. Il put conserver la boule de quille, une couverture assez rêche, celle de sa mère, et les vêtements qu’il
portait. Le caban rembourré qu’on lui donna était deux
fois trop grand pour lui. L’ourlet des manches fut replié
sur le coude mais retombait souvent dans la soupe.
Kolia suçait l’ourlet goûteux entre deux tâches, ça lui
donnait l’illusion de manger. On le transféra dans une
chambre de baraque qu’il partagerait avec des garçons
sans cheveux. On rasait les prisonniers à la lame nue et
au savon noir. La main qui rasait appartenait toujours à
un barbier zek. Un crâne nu n’est jamais lisse : il laisse
voir les blessures, les irrégularités de la structure et la
pointe drue des cheveux qui repoussent.
Dès son arrivée à la baraque, qui portait aussi un
chiffre, Kolia observa le crâne des garçons et les cicatrices…
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