30 juin 2014

À demi-mot

Enfin, le verdict est tombé, ici. Les auteurs en lice pour le Prix du récit de Radio-Canada ont été dévoilés, mais je n'en fais pas partie. Je nourrisssais quelques lueurs d'espoir de publication avec cette histoire, que je partage avec vous aujourd'hui, mais elle restera dans les archives de ce blogue. Peu importe la forme de publication, l'important, c'est que les mots, les idées et les histoires voyagent. Merci de me lire, je vous en suis très reconnaissante, dans le silence de ma résilience

Le mot
Je cherche un bureau pour écrire dans ma maison. Elle est spacieuse, mais je n’ai pas de bureau. Je sais qu’une petite table et une chaise suffiraient pour travailler avec mon portable et mes cahiers, mais des élans me font rêver à un vaste espace envahi par le silence et le poids des livres. J’imagine peser chaque mot pour les différencier avec justesse. Au creux de ma paume, j’apprendrais à distinguer leurs fines nuances et vols respectifs.

Mon M. peut s’installer dans son antre, la porte fermée, sans qu’aucun de nos trois enfants ne songe à y entrer. Or, la seule idée que je sois enfermée seule pour travailler est une utopie. La mère habite la maison tout entière et ne peut songer s’isoler sans qu’on la réclame par mille maux ou cris stridents.

Passants de l’âme, les mots sont parfois des armes. Des boucliers. Des refuges. Des phares et des forts, qui protègent et qui éclairent. Agencés et tissés en figures de style, leur sens propre prouve que la vie ne suffit pas, que la littérature s’avère essentielle pour la compréhension du monde. J’écris donc au cœur des espaces de l’enfance, dans la folle cadence de mon quotidien effréné. Je cours, prends une pause et laisser couler proses et poésies dans le vaste monde de la blogosphère planétaire. Parfois je me trouve, souvent je m’y perds, à fleur de mots. Je les grappille ça et là sur la Toile pour esquisser des bribes de réponses à ma quête dans un monde sens dessus dessous.
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J’étais, j’eus été, je serais, serai et j’aurai été enseignante de français. J’en suis une. Voilà tout. J’abhorre la concordance des temps.  Je conjugue mon existence à tous les temps. Surtout au présent. Souvent à l’imparfait.

À l’instar de l’enthousiasme des filles du Roy-Soleil qui ont colonisé la Nouvelle-France et changé le visage du Québec, j’ai la fougue et la candeur de changer le monde en éducation. Le cœur à l’ouvrage en quête de partage. Rien de moins. Ma vision est claire, ajouter mes propres couleurs dans le même Collège que celui de ma jeunesse. Dans la lignée de Marguerite Bourgeois et d’Eulalie Durocher, moi, mes souliers, ils voyagent à travers l’histoire de la langue française. Des lettres, des mots et des phrases, j’en gribouille depuis des lustres. Le calligraphiste est mon plus prodigieux texte. Ce sera pour un autre récit. Pour enrichir mon écriture, je lis. Moins fatigant pour les yeux, je lis surtout entre les lignes.

Certes, je maîtrise quelques rudiments de grammaire, mais j’ai encore tout à apprendre, n’en déplaise à toutes les statistiques qui voudraient que les professeurs soient érudits dès leur entrée à l’université. On s’inquiète pour l’avenir linguistique de nos enfants quand les futurs enseignants échouent le fameux premier test de grammaire. Docteurs de la langue et du langage, engagez-vous! Déployez vos vertus, évertuez-vous à nous enseigner ce qui n’a pu, au fil des années secondaires, retenir notre attention. Du coq à l’âme, l’expérience nous apprendra à transmettre les connaissances que nous avons accumulées au fil des siècles, ad vitam aeternam.
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Aujourd’hui, le véritable travail s’amorce, ma mission personnelle. Faut dire que j’ai tout appris au secondaire en récitant par cœur la déclinaison de rosa, rosa, rosam tout en fredonnant Brel. J’ai étudié la méthodologie avec zèle. L’odeur du bois et le poids de la sagesse, je les sens encore. Le son de la craie et de la dactylo résonne parfois durant les moments de réminiscence. Aujourd’hui, les portes s’ouvrent vers mon destin. 2001, l’odyssée de ma vie.

Première leçon. Le mot. Le simple mot d’un sublime poème de Victor Hugo tiré des Contemplations.

Braves gens! Prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout. La haine et le deuil. Et ne m’objectez pas que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas.

Un matin comme les autres au Collège.
La cloche sonne et un message retentit. C’est la récréation et tous les enseignants sont demandés à la salle du personnel. Deux écrans sont plantés là. Nos visages ébahis laissent transparaitre une indicible frayeur. Le discours du directeur donne le ton solennel mais rassurant. New York. Attentats. Terroristes. Guerre. Une tour vient de s’effondrer. Je n’entends plus aucun mot, je vois une tour qui s’effondre et le monde basculer. Des mots se bousculent dans mon esprit. Incompréhension. Impuissance. Changement. Refonte du monde. Une seule consigne : aucun mot aux élèves. De la parenté se trouve peut-être à New York.

Écoutez bien ceci :
Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l'oreille du plus mystérieux
De vos amis de cœur ou si vous aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.

Mon cours de poésie commence dans quelques minutes. Je suis chamboulée. Mes émotions à fleur de peau créent des scénarios apocalyptiques. Certes, ce n’est pas la fin du monde, mais bien la fin d’un monde. C’est un cauchemar éveillé auquel je ne peux échapper. C’est un mauvais rêve dont je ne peux anticiper la fin. J’aurais pu changer ma planification. Il aurait tellement été plus facile d’exiger des élèves une période d’exercices dans le manuel scolaire. Cependant, accorder des adjectifs et des participes passés dans un tel contexte me semble si futile. La grammaire française est une chanson douce, la didactique de la guerre, elle, un refrain amer. Il faut naviguer sur d’autres eaux pour éviter le naufrage.

Je dois donc leur parler tout bas, adopter un discours non pas sentencieux, mais bien un ton sous le sceau de la confidence. Transmettre le secret des mots, le plus vieux du monde. Le secret bien gardé à celui qui lit à voix haute ce qui s’écrit tout bas. Si écrire, c’est hurler en silence, lire, c’est révéler un cri strident de vérité qui traverse les âges, le temps et l’espace. Un héritage en partage.

Ce mot que vous croyez que l'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas, dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre;
Tenez, il est dehors! Il connaît son chemin;
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle;
Au besoin, il prendrait des ailes comme l'aigle!

Sur le tableau noir du malheur, une date. Le 11 septembre 2011. Moi, je ne rêve que de dessiner les visages du bonheur pour la poésie. Saisir le rythme de la démesure, le rythme incessant de la vie et de la mort, du silence et du vacarme. J’oublie tout. Seule la poésie existe. L’air de rien, je récite Le Mot de Victor Hugo avec fougue. Des envolées poétiques dans un monde chaotique. Le rythme est si rapide que j’échappe quelques syllabes. Les mots prennent la fuite. Les élèves sont bouche bée. Je suis autre. Le sens jaillit.

Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera;
Il suit le quai, franchit la place, et cætera
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l'étage; il a la clé,
Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe, entre, arrive
Et railleur, regardant l'homme en face dit :

Je pense à tous ces mots, maudits poisons, tous ceux qui ont d’abord fermenté dans le cœur des assassins. Car pour deux tours qui s’effondrent, la liste des meurtriers est longue. Si on remonte la chaine, celle-ci est tissée de mots. Toujours eux, coupables et innocents à la fois. Je serai la prof qui, envers et contre tous, sèmerai des grains de nourriture pour le cœur et l’esprit. Jamais je ne saurai dans quel terreau ils tombent, mais toujours vivants, ils participeront bien humblement à l’enchantement, à la refonte du monde.

« Me voilà ! Je sors de la bouche d'un tel. »
Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.

Des sœurs du saint Nom de Jésus et de Marie aux Jésuites, en passant par un Collège fondé par un laïque rêveur, j’enseigne encore. Je me souviens.
Quand les tours se sont effondrées,
Toutes mes certitudes se sont envolées.
Au cœur d’un Nouveau-Monde en mouvance,
Un mot-phare. Résilience.

***
J’ai finalement trouvé un bureau pour écrire. Le même jour où j’ai terminé ce récit, ma mère, en mille morceaux, mais prête à bondir sur l’espoir, m’a annoncé qu’elle n’était plus l’amour de la vie de mon père. Peu de temps après sa retraite, soixante ans, il est parti aux États-Unis. On the road. Seul. Voyager pour se retrouver. Sur le chemin du retour, à New York, ce fut le coup de foudre. Une jeune Égyptienne de 28 ans. Amour fulgurant et foudroyant.

Les deux piliers de ma vie se sont effondrés.
Toutes mes certitudes se sont écroulées.
Au cœur de mon existence,
Un mot-fort. Silences.



4 commentaires:

  1. J'ai lu d'une traite. Je suis essoufflée, estomaquée, transportée par ton récit. Merci d'avoir partagé ici.

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    1. J'imagine que je le partage, car cela me fait du bien de laisser s'envoler ce récit, me permettant ainsi d'accepter ma vie comme elle est vraiment.

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  2. Merci de ton partage, tes mots m'ont bien transportés ce matin. N'arrête pas de croire en tes rêves malgré la folie du quotidien et les blocages... Parfois, il ne reste que les mots pour tous nos maux ;)

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Merci de me laisser un mot sympathique.